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Accès à la base de données Eurodac aux autorités répressives : une porte ouverte vers la stigmatisation des demandeurs d’asile

Le 17 décembre 2012, les députés de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen (LIBE) ont adopté une proposition fortement controversée de la Commission européenne concernant la refonte du règlement relatif à la création du système Eurodac pour la comparaison des empreintes digitales des demandeurs d’asile[1].

Cette proposition vise notamment à donner la possibilité aux autorités répressives des Etats membres et à Europol d’accéder aux données Eurodac dans le cadre de la prévention, de la détection et des enquêtes relatives  aux infractions terroristes et autres infractions pénales graves, élargissant de la sorte de manière fondamentale la finalité initiale du règlement.

L’objectif initial de la création du système Eurodac visait en effet à faciliter, grâce à la comparaison des empreintes digitales des demandeurs d’asile et des immigrants clandestins, l’application du règlement Dubin II. Ce dernier énumère une série de critères permettant de déterminer quel est l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande d’asile (en vue, principalement, d’empêcher « l’asylum shopping » au sein de l’UE).

C’est à la suite des attentats de Madrid en 2004, qu’est née la revendication des services répressifs des Etats membres de pouvoir accéder aux  données Eurodac, considérant que cet accès serait utile dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, vu l’ampleur de cette base biométrique contenant les empreintes digitales de centaines de milliers de demandeurs d’asile. La Commission a ensuite relayé cette idée avec dynamisme, appuyée activement dans cette démarche par le Conseil de l’UE.

La proposition de la Commission s’inscrit dans une tendance générale visant à donner de plus en plus accès aux services répressifs à d’immense bases de données touchant des personnes qui ne sont pas suspectées d’avoir commis une infraction et collectées à l’origine à d’autres fins que la lutte contre la criminalité[2]. Aujourd’hui, c’est manifestement au tour des demandeurs d’asile d’en faire les frais, malgré les risques de stigmatisation que cela implique pour cette population en demande de protection, déjà particulièrement vulnérable.

L’accès aux données d’Eurodac à des fins répressives avait déjà été mis sur la table par la Commission dans le cadre d’une proposition de modification du règlement Eurodac de 2009, qui est cependant devenue caduque suite à l’entrée en vigueur du traité sur le fonctionnement de l’Union. Elle a été remplacée par une nouvelle proposition en 2010 qui n’abordait plus cette question sensible, afin de faire progresser les négociations sur le paquet de mesures relatives à l’asile.

La proposition de 2010 a cependant été remplacée par une nouvelle proposition en mai 2012 qui réintègre la finalité répressive dans le système Eurodac, et ce au grand dam de nombreux spécialistes, institutionnels et non gouvernementaux, dans les domaines de l’asile et des libertés fondamentales qui avaient émis de vives critiques sur cette mesure.

Dans son avis sur la dernière proposition, le Contrôleur européen de la protection des données, Peter Hustinx, s’interroge en effet sérieusement sur la légitimité d’accorder un tel accès aux services répressifs au regard de l’intrusion grave que cela entraîne dans les droits fondamentaux, particulièrement celui au respect de la vie privée, du groupe vulnérable que constitue les demandeurs d’asile. Il considère en effet que la Commission n’apporte pas suffisamment la preuve de la nécessité et de la proportionnalité de l’octroi d’un pareil accès en démontrant notamment que les instruments juridiques déjà en vigueur permettant la consultation des empreintes digitales détenues par les Etats membres ne suffisent pas à atteindre l’objectif recherché par la proposition[3]. Or, ceux-ci n’ont jusqu’à  présent pas fait l’objet d’évaluations sérieuses[4].

Peter Hustinx souligne également que « ce n’est pas parce que des données ont déjà été recueillies qu’elles doivent pouvoir être utilisées à d’autres fins pouvant entraîner des conséquences négatives majeures sur la vie des individus. Empiéter sur la vie privée des individus et risquer de les stigmatiser requièrent une solide justification et la commission n’a tout simplement pas fourni de raison suffisante pour laquelle les demandeurs d’asile devraient subir un tel traitement »[5].

Dans un rapport virulent du 5 octobre 2012, le Meijers Commitee  ne s’est pas privé de remettre également vivement en cause la proposition de la Commission et d’encourager les députés à la rejeter. Il a notamment exprimé sa crainte que l’extension de l’usage d’Eurodac à un grand nombre d’autorités non spécialisées en matière d’asile entraîne un risque de communication des données aux pays d’origine des candidats réfugiés compromettant de la sorte gravement le droit fondamental à demander une protection internationale[6]. En effet, si la proposition prévoit le principe d’interdiction du transfert des données obtenues sur base du règlement Eurodac à des pays tiers, elle ne met cependant en place aucun mécanisme de contrôle de cette interdiction. On peut facilement imaginer l’effet dissuasif de ce risque de divulgation sur les demandeurs d’asile potentiels qui réfléchiront désormais à deux fois avant de se lancer dans une procédure de reconnaissance du statut de réfugié.

Au même titre que le Haut Commissariat au Réfugiés des Nations-Unies[7], le Meijers Commitee  souligne également le risque accru de stigmatisation et de discrimination des demandeurs d’asile qu’engendre l’accès des autorités répressives à leurs empreintes digitales. Cet accès élargi risque en effet d’en faire des suspects « de facto » et d’avoir une influence négative sur la perception et le traitement de cette catégorie de la population dans la société en établissant dans les esprits un lien entre demandeurs d’asile et criminalité. Il y a lieu également de s’interroger sur la nature discriminatoire d’un tel accès qui vise un groupe très spécifique d’individus, qui sera de la sorte potentiellement plus susceptible de faire l’objet d’enquêtes criminelles, alors que ce n’est pas le cas pour d’autres groupes de personnes au sein de l’UE pour lesquelles ce type de données n’est  pas disponible. En effet, un demandeur d’asile pourra désormais être identifié si ses empreintes digitales sont relevées sur une scène de crime alors que cela ne sera pas le cas pour d’autres groupes sociaux dont les empreintes ne sont pas accessibles[8]. Dans sa proposition, la Commission ne justifie absolument pas cette différence de traitement.

C’est pourtant cette dernière proposition qui vient de franchir avec succès la première étape du processus d’adoption selon la procédure législative ordinaire entre le Parlement et le Conseil en étant votée par la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen.

En adoptant ce texte très controversé, les députés auraient-ils, comme le suggère certains observateurs[9],  cédé aux pressions politiques exercées par le Conseil qui bloque depuis juillet 2012 l’adoption formelle d’autres mesures faisant partie du paquet asile commun, pourtant déjà négociées[10], en vue de faire fléchir les opposants à la proposition ?

Quoi qu’il en soit, si la commission LIBE n’a pas rejeté le principe de l’accès aux données Eurodac aux services répressifs, elle a cependant proposé des amendements à la proposition en vue de renforcer les gardes fous mis à un tel accès et visant à garantir au mieux les droits fondamentaux des demandeurs d’asile[11].

Il ne reste plus qu’a espérer que les garanties proposées soient approuvées par le Conseil dans la suite des discussions.

Valentin HENKINBRANT, juriste ADDE asbl

 

 


[1] Proposition de la Commission du 30 mai 2012 concernant une refonte du règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à la création du système « Eurodac» pour la comparaison des empreintes digitales aux fin de l’application efficace règlement (UE) n°  du (établissant les critères et mécanismes de détermination de l'État membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale présentée dans l'un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride) et pour les demandes de comparaisons avec les données d’EURODAC présentées par les services répressifs des Etats membres et Europol à des fins répressives, et modifiant le règlement (UE) n°1077/2011 portant création d’une agence européenne pour la gestion opérationnelle des systèmes d’information à grande échelle au sein au sein de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, COM(2012)254 final.

[2] Notamment la directive 2006/24/CE du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2006 sur la conservation de données générées ou traitées dans le cadre de la fourniture de services de communications électroniques accessibles au public ou de réseaux publics de communications, et modifiant la directive 2002/58/CE; également la décision 2008/633/JAI du Conseil du 23 juin 2008 concernant l'accès en consultation au système d'information sur les visas (VIS) par les autorités désignées des États membres et par l'Office européen de police (Europol) aux fins de la prévention et de la détection des infractions terroristes et des autres infractions pénales graves, ainsi qu'aux fins des enquêtes en la matière.

[3] Avis du 5 septembre 2012 du Contrôleur européen de la protection des données sur la proposition modifiée de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à la création du système «EURODAC» pour la comparaison des empreintes digitales aux fins de l’application efficace du règlement (UE) n° […/…] […] (Refonte), voir note 1.

[4] Voir notamment la décision 2008/615/JAI, dite Prüm, du Conseil relative à l'approfondissement de la coopération transnationale, notamment en vue de lutter contre le terrorisme et la criminalité transnationale, sur base de laquelle les Etats membres s’octroient les uns aux autres un accès automatisé aux  fichiers nationaux d’empreintes digitales ; voir également la Décision cadre 2006/960/JAI du Conseil relative à la simplification de l’échange d’informations et de renseignements entre services répressifs  des Etats membres de l’Union européenne.

[5] EURODAC : l’érosion progressive des droits fondamentaux se poursuit, communiqué de presse du 5 septembre 2012 du Contrôleur européen de la protection des données.

[6] Le Meijers Commitee est un comité d’experts sur les questions d’immigration internationale, d’asile et de droit pénal. Voir sa note du 10 octobre 2012 : « Note on the proposal for a Regulation on the establishement of Eurodac (Com (2012) 254), p3.

[7] Rapport UNHCR de novembre 2012 « An efficient and protective eurodac », p. 10 et 11.

[8] Les empreinte digitales trouvées sur une scène de crime sont appelées « empreintes latentes » et sont souvent fragmentaires ou partielles. L’analyse et la comparaison de ces empreintes avec des bases de données comprend donc une marge d’erreur assez large et suppose des moyens techniques très élevés. Le risque qu’un demandeur d’asile innocent soit impliqué dans une enquête sur base d’une analyse erronée est donc également bien présent, alors qu’il ne l’est pas pour d’autres groupes de population dont les empreintes ne sont pas intégrées dans des bases de données.

[9] Statewatch Analysis : The common European System : State-of-play update, Steve Peers, 05.12.2012, p 1.

[10] Notamment le projet de refonte de la directive relative aux conditions d'accueil des demandeurs d'asile.

[11] Notamment des amendements visant à s’assurer de la bonne information donnée aux demandeurs d’asile sur l’usage qui pourra être fait de leurs données au niveau répressif  et à la mise en place d’autorités nationales de vérification du respect des conditions d’accès aux empreintes digitales des demandeurs d’asile véritablement indépendantes des services répressifs. Voir le communiqué de presse de la Commission LIBE du 18 décembre 2012 « Accès des services de polices aux empreintes digitales des demandeurs d’asile, mais à certaines conditions » (le texte voté par la commission n’est actuellement pas disponible sur le site du parlement).