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« Les bébés papiers » : Derrière le concept choc, un nouveau risque de discrimination des familles en migration.  Bruno Langhendries

La lutte contre les situations familiales de complaisance fait actuellement les beaux jours de la presse belge. C’est en effet à une véritable surenchère médiatique à laquelle on assiste ces derniers temps. Une nouvelle loi visant à intensifier la lutte contre les mariages simulés et à l’étendre aux cohabitations légales de complaisance est d’ailleurs entrée en vigueur au début du mois d’octobre dernier. Les cris de haro sur de telles situations frauduleuses ou prétendues telles ne sont certes pas nouveaux, mais plus récemment, ils ont trouvé un nouvel écho : le phénomène que certains nomment les « bébés papiers », des enfants qui ne seraient conçus ou des paternités qui ne seraient reconnues que pour permettre d’acquérir un avantage en matière de séjour[1]. Une solution avancée afin de lutter contre  ce cas de figure serait que l’officier de l’état civil puisse s’opposer à une reconnaissance de paternité, après avoir ordonné un prélèvement sanguin destiné à prouver la réalité biologique entre l’enfant et la personne qui veut le reconnaître[2]. Rappelons que cette compétence d’ordonner un test ADN pour contester ou rechercher une filiation est, jusqu’à aujourd’hui, réservée au juge amené à statuer en matière de filiation[3].

Au-delà du fait qu’il est regrettable qu’à nouveau[4], de telles accusations ne soient fondées sur aucune étude, mais uniquement sur le malaise dont font état certains officiers de l’état civil,  celles-ci doivent être mises en perspective avec les principes généraux du droit belge de la filiation.

Historiquement, en Belgique, le législateur a depuis toujours dû jongler avec deux notions qui sont susceptibles d’entrer en opposition, accordant parfois sa préférence à l’une ou à l’autre : la vérité biologique et la réalité socioaffective.  Ainsi, le droit belge met en avant les liens du sang lorsqu’il permet de désactiver la présomption de paternité du mari si l’enfant a été conçu alors que le couple ne vivait plus ensemble (art. 316bis c.c.). Parallèlement, le législateur donne la priorité à la réalité sociale et affective lorsque la paternité est établie par reconnaissance, laquelle n’est pas réservée au seul père biologique. Ainsi, comme le souligne N. Massager, « il n’est pas rare que le compagnon d’une femme qui est également la mère d’un enfant dont la filiation paternelle n’est pas établie, décide, avec l’accord de la mère et de l’enfant lui-même s’il a plus de douze ans, de reconnaître cet enfant dont il n’est pas le père biologique. Une telle filiation de complaisance est parfaitement valable »[5].

 

Amené à se prononcer sur la reconnaissance d’un acte authentique étranger établissant une paternité contestée par le Ministère public, le tribunal de première instance de Nivelles a considéré l’acte valable, même si la reconnaissance de l’enfant « était guidée par un but purement humanitaire », et qu’il n’y avait, en l’espèce, pas de violation de l’ordre public comme l’invoquait le parquet[6].

Comme l’a très récemment rappelé la Cour Constitutionnelle, en l’état actuel des choses, le droit belge n’admet pas que la réalité biologique prime a priori sur la réalité socio-affective entre le parent et l’enfant. Dans le cadre d’une volonté de lutte contre les filiations mensongères, le refus d’acter une reconnaissance de paternité sur le seul constat d’un test ADN porterait atteinte à ce principe et à l’équilibre que le législateur a cherché à atteindre : ménager les intérêts de l’individu et de la société et, pour ce faire, garantir la paix des familles et la sécurité juridique des liens familiaux, d’une part, et l’intérêt de l’enfant, d’autre part[7].

Les partisans d’une législation accordant plus de pouvoirs aux communes en la matière arguent justement que c’est l’intérêt de l’enfant qui exige un plus grand contrôle de l’autorité lorsque l’un des deux parents ne dispose pas d’un titre de séjour. Rappelons avant tout que l’intérêt de l’enfant est certes fondamental en droit de la filiation[8], mais qu’il ne s’agit pas d’une notion abstraite. Il doit donc être examiné au cas par cas, en tenant compte des circonstances propres à chaque situation.

Qu’impliquerait une modification de la législation qui permettrait de refuser l’établissement de la paternité ou de la maternité d’une personne pour motifs frauduleux ? Imaginons donc deux cas de figure où les protagonistes auraient des intentions équivoques quant à la conception ou la reconnaissance d’un enfant.

Dans un premier cas, une mère souhaite avoir un enfant qui lui permettrait d’obtenir un titre de séjour en Belgique, conformément à la législation en matière de regroupement familial. Comment l’autorité peut-elle objectivement jauger de son intention réelle, de son projet de maternité, du moment qu’elle a éventuellement choisi pour tomber enceinte ? Poser la question, c’est sans doute y répondre. Ensuite, l’intérêt de l’enfant serait-il véritablement de lui refuser l’établissement de la filiation maternelle sous prétexte que sa mère aurait instrumentalisé la naissance (quitte à mettre à mal le principe « Mater semper certa est », ce qui n’est assurément pas possible dans le cadre de la législation actuelle) ? L’avenir de ce dernier sera-t-il meilleur si on le prive de mère parce que l’on refuse de la reconnaître comme telle, avec comme conséquence potentielle le placement de l’enfant auprès du Service d’aide à la jeunesse ? En tout état de cause, anéantir le principe de la présomption de maternité pour de tels motifs aurait bien évidemment des conséquences irréversibles sur les modes d’établissement de la filiation prévus par le droit belge et nuirait en outre gravement à l’intérêt de l’enfant, puisque celui-ci pourrait se retrouver sans parents légalement reconnus.

Dans un autre cas, l’enfant serait reconnu par un homme belge uniquement pour permettre à la mère d’obtenir ses papiers. A cette occasion, l’enfant acquiert la nationalité belge. Est-il si certain que l’intérêt de l’enfant n’est pas de voir cette filiation reconnue, au risque que sa nationalité belge et son droit de séjour ne lui soient retirés ?

Autrement dit, rien n’indique a priori que l’intérêt de l’enfant, s’il devait être pris en compte pour l’établissement de la filiation à la naissance (ce que le Code civil ne permet actuellement pas), conduirait automatiquement au rejet de la paternité ou de la maternité établie.

Au-delà de ces deux situations particulières, une réforme de la législation destinée à lutter contre un phénomène dont on ne connait pas l’importance risque de mettre à mal le délicat équilibre que cherche à atteindre notre Code civil. Comme nous l’avons souligné plus haut, la reconnaissance de paternité a initialement été introduite afin de protéger les enfants nés en dehors du cadre du mariage et implique pour cela que la réalité biologique ne prime pas a priori. Il semble difficile d’accueillir positivement une proposition visant à distinguer, de manière inévitablement arbitraire, une filiation selon qu’elle serait ou non revendiquée par des parents dont l’un ne disposerait pas antérieurement à la naissance d’un droit de séjour sur le territoire belge.

Enfin, comment ne pas ressentir un profond malaise devant des propositions dont on ne peut nier qu’elles jettent à nouveau l’opprobre sur les couples mixtes dont l’un des conjoints ne dispose au mieux que d’un droit de séjour provisoire en Belgique ? Une telle modification de notre Code civil clouerait à nouveau au pilori de telles familles qui risqueraient de se voir limiter de façon discriminatoire l’établissement d’une filiation. Ainsi, chaque personne placée dans une telle situation et désireuse de reconnaître son enfant pourrait être déclaré a priori suspecte par les autorités et se voir soumise à un contrôle de la réalité biologique qui ne serait pas exigé pour les autres reconnaissances de paternité[9].

La volonté de contrôler l’établissement d’une filiation frauduleuse pose davantage de questions que pour la conclusion du mariage, car au contraire de ce dernier dont l’annulation n’a pour effet d’anéantir « que » la totalité de ses effets, en matière de filiation, l’enfant ne disparaîtra pas des suites de la décision du juge. En d’autres termes, dans le cas d’une annulation de mariage, il n’y a plus de mariage. Si l’on devait annuler une filiation, il y aura toujours un enfant. Quel est dès lors le véritable intérêt de celui-ci ?



[1] La Libre Belgique, « Les bébés papiers »,13 septembre 2013, http://www.lalibre.be/debats/opinions/les-bebes-papiers-523288f6357008cdb6e58279

[2] Idem.

[3] Les tests ADN que peut exiger l’Office des étrangers n’a pas pour objet de reconnaître un lien de filiation établi à l’étranger, mais d’accorder ou de refuser le regroupement familial. Cf. H. Englert & T. Legros, «Le recours aux tests ADN pratiqués dans le cadre des procédures de regroupement familial – contexte juridique, procédures et questions particulières de droit international privé », Rev. dr. étr,, 2008, n° 147, p. 3.

[4] Voir notre carte blanche parue dans  Lalibre.be, « La lutte contre les mariages de complaisance : sans cesse renforcée, jamais mesurée »,  9 octobre 2013, http://www.lalibre.be/debats/opinions/lutte-contre-les-mariages-de-complaisance-sans-cesse-renforcee-jamais-mesuree-5255a6c63570f46b38a6b330

[5] N. Massager, « Droit de l’enfance », Bruxelles, Bruylant, 2009, p. 84.

[6] Civ. Nivelles, 13 mars 2013, Newsletter ADDE, avril 2013.

[7] C. Const., 17 octobre 2013, N° 139/2013.

[8] C. Const., 7 mars 2013, N° 30/2013.

[9] La conformité d’une telle législation heurterait immanquablement les principes de non-discrimination portés par les articles 10 et 11 de la Constitution.