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« Ceci n’est pas une aide juridique »

Le 22 janvier 2013, la ministre de la Justice, Annemie Turtelboom, présentait au Kern[1] une note visant à réformer le système de l’aide juridique. Faute d’accord, le projet est encore en discussion à l’heure où nous écrivons. La mesure proposée suscite cependant de profondes inquiétudes et des interrogations au regard, principalement, du droit d’accès à la justice.

L’objectif annoncé de la réforme : réduire les coûts de l’aide juridique. Partant du constat que le nombre de dossiers est en constante augmentation[2], la ministre suppute qu’une « surconsommation juridique » en est la cause et qu’il faut la maîtriser. Cinq mesures importantes – qui semblent cumulatives – sont dès lors proposées :

1.     Instaurer un ticket modérateur (= une contribution personnelle forfaitaire) de 50 euros pour toute personne bénéficiant de l’aide juridique, à l’exception des mineurs d’âge ;

2.     Retirer les présomptions d’impécuniosité, qui permettent aujourd’hui à un ensemble de personnes de bénéficier de l’aide juridique sans avoir à démontrer les montants de leurs ressources[3];

3.     Supprimer l’aide juridique pour les demandes dont le montant du litige est inférieur à 250 euros ;

4.     Modifier la liste des prestations couvertes par l’aide juridique en droit pénal, en droit des étrangers et en droit de la jeunesse[4] ;

5.     Et, réfléchir à la mise en place d’un système « d’abonnement » pour les avocats prestant dans les trois matières susmentionnées[5].

Le principe de l’aide juridique est intimement lié à plusieurs droits fondamentaux, notamment consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme : le droit d’accès à un tribunal (art. 6), le droit à un recours effectif (art. 13), le droit au contrôle juridictionnel de la privation de liberté (art. 5, §4). En Belgique, le droit à l’aide juridique est consacré par l’article 23 de la Constitution au titre des droits économiques, sociaux et culturels qui assurent à chacun le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. Dès lors, autant l’accès à cette aide que la qualité de celle-ci doivent être garantis.

Or, la politique de rigueur envisagée par la ministre nous semble pouvoir engendrer des obstacles au bénéfice de l’aide juridique et, partant, à l’accès à la justice au sens large pour les personnes les plus indigentes et les groupes les plus vulnérables.

En l’espèce, l’instauration d’un ticket modérateur, sans autre exception que les mineurs d’âge, ni possibilité d’adaptation du montant, risque de voir plusieurs ayants droit renoncer à l’aide juridique faute de moyens. On songe en particulier à certains allocataires sociaux, détenus, malades mentaux et demandeurs d’asile pour qui 50 euros représente une somme importante.

En outre, l’obligation qui sera désormais faite à toute personne de prouver son état de besoin gage des difficultés d’ordre pratique. Comment prouver une absence de revenus, particulièrement lorsque l’on est démuni face au système administratif ? Une enquête sociale sera-t-elle ouverte à toute personne qui ne peut fournir des « documents » ? à défaut, comment éviter que les demandeurs se voient purement et simplement refuser l’aide juridique ?

Cette réforme a ceci de grave qu’une partie importante de la population risque de ne plus accéder au conseil ou à l’assistance juridique gratuite d’un avocat. Ceux dont l’indigence ne sera pas reconnue et qui se trouveront dans l’incapacité de payer les honoraires d’un professionnel, ou ceux qui auront accès à l’aide mais ne pourront payer le ticket modérateur, ne seront tout bonnement plus en mesure de faire valoir leurs droits en justice.

Nonobstant ce qui précède, les mesures visant directement les avocats mènent à s’interroger quant à la qualité de l’aide qui sera désormais proposée. Une diminution de la rétribution, pourtant déjà jugée insuffisante par les avocats « BAJistes »[6], empêchera ceux-ci de s’investir correctement dans les dossiers complexes[7]. De même, la fixation d’un nombre maximal de spécialistes habilités à proposer l’aide juridique pourrait entraîner un déficit de l’offre, empêchant une étude consciencieuse de chaque cas ou excluant d’office une partie des bénéficiaires. In fine, l’aide juridique pourrait se vider de sa substance au point de devenir un trompe-l’œil.

Dans le même temps, pourquoi aucune évaluation objective n’est-elle proposée du travail effectué par les avocats de l’État belge – pourtant rémunérés par les deniers publics – alors que les avocats « pro deo » font à juste titre l’objet de contrôles croisés[8] ?

De plus, il existe peut-être d’autres causes à cette soi-disant « surconsommation juridique ». En droit des étrangers, par exemple, le législateur a sa part de responsabilités. En décidant de limiter le plus souvent le pouvoir du Conseil du contentieux des étrangers (CCE) au strict contrôle de la légalité – contrôle tout à fait marginal aboutissant au mieux à une annulation de la décision – la loi crée un jeu de « ping-pong » entre la juridiction et l’administration qui reste libre de prendre une nouvelle décision négative. Par ailleurs, le caractère non-suspensif de nombreux recours en annulation force l’introduction de recours en suspension en extrême urgence ou de demandes de mesures provisoires dans le cadre d’une demande de suspension ordinaire. Enfin, la multiplicité des actes notifiés à une personne en droit des étrangers implique que chaque acte soit contesté, au risque qu’un de ceux-ci devenu « définitif » n’ait un impact sur une procédure ultérieure[9]. Ce système, qui ne profite à personne, pose qui plus est question au regard de l’effectivité des recours[10]. Enfin, l’administration n’est pas en reste puisqu’elle multiplie elle-même les recours et se complaît dans certaines pratiques qui ne tiennent pas compte la jurisprudence en vigueur. Nous pensons, pour illustration, aux refus systématiques de regroupement familial adressés aux membres de famille des bénéficiaires de la protection subsidiaire lorsqu’ils n’apportent pas la preuve de ressources suffisantes, le vœu du législateur étant pourtant de leur accorder les mêmes droits en la matière qu’aux réfugiés reconnus[11].

Pour conclure, peut-être convient-il de rappeler à notre ministre que le droit à l’ « aide juridictionnelle » est un droit prévu par la Charte des droits fondamentaux[12], part intégrante du droit de l’Union européenne, dans le chapitre relatif à la justice et non dans celui relatif à la solidarité et que, par conséquent, « l’appréciation de la nécessité de l’octroi de cette aide doit se faire en prenant comme point de départ le droit de la personne même dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés et non pas l’intérêt général de la société, même si celui-ci peut être l’un des éléments d’appréciation de la nécessité de l’aide » (CJUE, arrêt C-279/09 du 22/12/2010, § 42).

Gaëlle Aussems, juriste ADDE

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[1] Le cabinet ministériel restreint.

[2] Selon une récente étude réalisée par l’Institut national de criminalistique et de criminologie (INCC).

[3] Ont automatiquement droit à l’aide juridique : l’allocataire social, le bénéficiaire de la GRAPA, l’allocataire de remplacement de revenus aux handicapés, l’adulte ayant à sa charge un enfant bénéficiant des prestations familiales garanties, le locataire social et le mineur d’âge. Bénéficient par contre d’une présomption réfragable d’impécuniosité : le détenu, le prévenu, le malade mental sous protection, l’étranger dans le cadre d’une demande d’autorisation de séjour, le demandeur d’asile dans le cadre de cette procédure et la personne en cours ou en vue d’un règlement collectif de dettes. Cf. Art. 1er de l’arrêté royal du 18/12/2003 déterminant les conditions de la gratuité totale ou partielle du bénéfice de l'aide juridique de deuxième ligne et de l'assistance judiciaire.

[4] Cette mesure consiste probablement à supprimer certaines prestations et/ou à diminuer le nombre de points attribués aux avocats. La nomenclature actuelle se trouve en annexe à l’arrêté ministériel du 5/06/2008 fixant la liste des points pour les prestations effectuées par les avocats chargés de l’aide juridique de deuxième ligne partiellement ou complètement gratuite.

[5] Bien que non définie, la notion d’abonnement vise probablement la désignation d’un nombre limité d’avocats rémunérés par l’État belge au titre de l’aide juridique.

[7] Or, les trois matières visées par la note de la ministre – le droit pénal, le droit des étrangers et le droit de la jeunesse – sont des matières particulièrement techniques.

[8] Il s'agit d'un contrôle de chaque barreau par un barreau du ressort d'une autre cour d'appel. En pratique, ces contrôles sont organisés par l’O.B.F.G. et l’O.V.B. Ils portent sur la vérification des conditions du bénéfice de la gratuité, sur l’effectivité des prestations et sur les points attribués. Cf. art. 508/19 Code judiciaire.

[9] Exemple : la notification d’une interdiction d’entrée suite à un précédent ordre de quitter le territoire non exécuté, l’irrecevabilité d’un recours contre un ordre de quitter le territoire à défaut d’avoir attaqué la décision qui le fonde, etc.

[10] La Belgique a d’ailleurs été condamnée plusieurs fois par la Cour européenne des droits de l’homme sur cette question. Cf. CEDH, Conka c/ Belgique du 5 février 2002 ; CEDH, MSS c/ Belgique et Grèce du 21 janvier 2011 ; CEDH, Singh et autres c/ Belgique du 2 octobre 2012.

[11] Le CCE ayant d’ailleurs annulé, à plusieurs reprises, ce genre de décision. Cf. par ex. CCE, n°78.639 du 30 mars 2012.

[12] Art. 47 : « Droit à un recours effectif er à accéder à un tribunal impartial ».